Voici, réunies dans ce document, la majeure parie des maximes écrites par René Char au sujet de la poésie, du poème et du poète dans le recueil Fureur et mystère titrées à la page 65 « Partage formel ». Des maximes dont la relecture après une première lecture est parfois nécessaire pour bien en saisir le sens. A moins, bien sûr, que ce langage vous soit familier. Bonne lecture de cet intermède à la poésie, cette pause sur prose, aboutissement ou passerelle, mise à l’heure ou simple formalité.
« Le poète transforme indifféremment la défaite en victoire, la victoire en défaite, empereur prénatal seulement soucieux du recueil de l’azur. »
« Quelquefois sa réalité n’aurait aucun sens pour lui, si le poète n’influençait pas en secret le récit des exploits de celle des autres. »
« Magicien de l’insécurité, le poète n’a que des satisfactions adoptives. »
« Derrière l’œil fermé d’une de ces Lois préfixes qui ont pour notre désir des obstacles sans solution, parfois se dissimule un soleil arriéré dont la sensibilité de fenouil à notre contact violemment s’épanche et nous embaume. L’obscurité de sa tendresse, son entente avec l’inespéré, noblesse lourde qui suffit au poète. »
« Le poète doit tenir la balance égale entre le monde physique de la vieille et l’aisance redoutable du sommeil, les lignes de la connaissance dans lesquelles il couche le corps subtil du poème, allant indistinctement de l’un à l’autre de ces états différents de la vie. »
« Il convient que la poésie soit inséparable du prévisible, mais non encore formulé. »
« En poésie, combien d’initiés engagent encore de nos jours, sur un hippodrome situé dans l’été luxueux, parmi les nobles bêtes sélectionnées, un cheval de corrida dont les entrailles fraîchement recousues palpitent de poussières répugnantes ! Jusqu’à ce que l’embolie dialectique qui frappe tout poème frauduleusement élaboré fasse justice dans la personne de son auteur de cette impropriété inadmissible. »
« Le poème est toujours marié à quelqu’un. »
« Héraclite met l’accent sur l’exaltante alliance des contraires. Il voit en premier lieu en eux la condition parfaite et le moteur indispensable à produire l’harmonie. En poésie il est advenu qu’au moment de la fusion de ces contraires surgissait un impact sans origine définie dont l’action dissolvante et solitaire provoquait le glissement des abîmes qui portent de façon si antiphysique le poème. Il appartient au poète de couper court à ce danger en faisant intervenir, soit un élément traditionnel à raison éprouvée, soit le feu d’une démiurgie si miraculeuse qu’elle annule le trajet de cause à effet. Le poète peut alors voir les contraires – ces mirages ponctuels et tumultueux – aboutir, leur lignée immanente se personnifier, poésie et vérité, comme nous le savons, étant synonymes. »
« De ta fenêtre ouverte, reconnais dans les traits de ce bûcher subtil le poète, tombereau de roseaux qui brûlent et que l’inespéré escorte. »
« En poésie c’est seulement à partir de la communication et de la libre disposition de la totalité des choses entre elles à travers nous que nous nous trouvons engagés et définis, à même d’obtenir notre forme originale et nos propriétés probatoires. »
« Je suis le poète, meneur de puits tari que tes lointains, ô mon amour, approvisionnent. »
« Par un travail physique intense on se maintient au niveau du froid extérieur et, ce faisant, on supprime le risque d’être annexé par lui ; ainsi, à l’heure du retour au réel non suscité par notre désir, lorsque le temps est venu de confier à son destin le vaisseau du poème, nous nous trouvons dans une situation analogue. Les roues – ces gravats – de notre moulin pétrifié s’élancent, raclant des eaux basses et difficiles. Notre effort réapprend des sueurs proportionnelles. Et nous allons, lutteurs à terre mais jamais mourants, au milieu de témoins qui nous exaspèrent et de vertus indifférentes. »
« Terre mouvante, horrible, exquise et condition humaine hétérogène se saisissent et se qualifient mutuellement. La poésie se tire de la somme exaltée de leur moire. »
« Le poète est l’homme de la stabilité unilatérale. »
« Le poème émerge d’une imposition subjective et d’un choix objectif.
Le poème est une assemblée en mouvement de valeurs originales déterminantes en relations contemporaines avec quelqu’un que cette circonstance fait premier. »
« Le poème est l’amour réalisé du désir demeuré désir. »
« Certains réclament pour elle le sursis de l’armure ; leur blessure a le spleen d’une éternité de tenailles. Mais la poésie qui va nue sur ses pieds de roseau, sur ses pieds de caillou, ne se laisse réduire nulle part. Femme, nous baisons le temps fou sur sa bouche, où côté à côté avec le grillon zénithal, elle chante la nuit de l’hiver dans la pauvre boulangerie, sous la mie d’un pain de lumière. »
« Le poète ne s’irrite pas de l’extinction hideuse de la mort, mais confiant en son toucher particulier transforme toute chose en laines prolongées. »
« Au cours de son action parmi les essarts de l’universalité du Verbe, le poète intègre, avide, impressionnable et téméraire se gardera de sympathiser avec les entreprises qui aliènent le prodige de la liberté en poésie, c’est-à-dire l’intelligence de la vie. »
« Un être qu’on ignore est un être infini, susceptible, en intervenant, de changer notre angoisse et notre fardeau en aurore artérielle.
Entre innocence et connaissance, amour et néant, le poète étend sa santé chaque jour. »
« Le poète en traduisant l’intention en acte inspiré, en convertissant un cycle de fatigues en fret de résurrection, fait entrer l’oasis du froid par tous les pores de la vitre de l’accablement et crée le prisme, hydre de l’effort, du merveilleux, de la rigueur et du déluge, ayant tes lèvres pour sagesse et mon sang pour retable. »
« Le logement du poète est des plus vagues ; le gouffre d’un feu triste soumissionne sa table de bois blanc.
La vitalité du poème n’est pas une vitalité au-delà mais un point diamanté actuel de présences transcendantes et d’orages pèlerins. »
« Il ne dépend que de la nécessité et de votre volupté qui me créditent que j’aie ou non le Visage de l’échange. »
« Au seuil de la pesanteur, le poète comme l’araignée construit sa route dans le ciel. En partie caché à lui-même, il apparaît aux autres, dans les rayons de sa ruse inouïe, mortellement visible. »
« Traverser avec le poème la pastorale des déserts, le don de soir aux furies, le feu moisissant des larmes. Courir sur les talons, le prier, l’injurier. L’identifier comme étant l’expression de son génie ou encore l’ovaire écrasé de son appauvrissement. Par une nuit, faire irruption à sa suite, enfin, dans les noces de grenade cosmiques. »
« Dans le poète deux évidences sont incluses : la première livre d’emblée tout son sens sous la variété des formes dont le réel extérieur dispose ; elle est rarement creusante, est seulement pertinente ; la seconde se trouve insérée dans le poème, elle dit le commandement et l’exégèse des dieux puissants et fantasques qui habitent le poète, évidence indurée qui ne se flétrit ni ne s’éteint. Prononcée, elle occupe une étendue considérable. »
« Être poète, c’est avoir de l’appétit pour un malaise dont la consommation, parmi les tourbillons de la totalité des choses existantes et pressenties, provoque, au moment de se clore, la félicité. »
« Le poème donne et reçoit de sa multitude l’entière démarche du poète s’expatriant de son huis clos. Derrière cette persienne de sang brûle le cri d’une force qui se détruira elle seule parce qu’elle a horreur de la force, sa sœur subjective et stérile. »
« Le poète tourmente à l’aide d’injaugeables secrets la forme et la voix de ses fontaines. »
« Le poète est la genèse d’un être qui projette et d’un être qui retient. A l’amant il emprunte le vide, à la bien-aimée, la lumière. Ce couple formel, cette double sentinelle lui donnent pathétiquement sa voix. »
« Inexpugnable sous sa tente de cyprès, le poète, pour se convaincre et se guider, ne doit pas craindre de se servir de toutes les clefs accourues dans sa main. Cependant il ne doit pas confondre une animation de frontières avec un horizon révolutionnaire. »
« Le poète recommande : « Penchez-vous, penchez-vous davantage. » Il ne sort pas toujours indemne de sa page, mais comme le pauvre il sait tirer parti de l’éternité d’une olive. »